Pierre le Grand : vision, révolution et héritage
Quand il raconte la bataille de Borodino, Tolstoï s’interroge : les hommes que l’on dit grands font-ils l’Histoire ?
Non, répond-il aussitôt car l’Histoire est le produit de l’enchevêtrement infiniment complexe d’une multitude de volontés qui se heurtent et qui s’opposent, qui se supportent et se soutiennent quand elles ne s’ignorent pas tout simplement… tout cela bien sûr sans oublier le destin, la fortune ou le hasard évidemment.
L’histoire de Pierre le Grand donne-t-elle tort au grand Tolstoï ?
La question se pose en effet tant on peine à imaginer la Révolution pétrovienne sans Pierre à la baguette (et au knout, faut-il le préciser). Puisque l’on parle de Révolution, rappelons que Lénine et Staline – avec lesquels Pierre partage plus que l’on ne pourrait penser – s’inscrivent tous deux dans un mouvement de masse : l’élite dirigeante du Parti est pléthorique… Jusqu’aux terribles purges des années trente en tous cas. Sans Staline, Trotski aurait pu prendre la suite de Lénine. Ce n’est déjà pas rien.
Rien de tel au temps de Piotr Alekseïevitch Romanov dont le génie irradie la sainte Russie depuis un ciel bien vide. Irradie, c’est-à-dire illumine et brûle dans le même temps.
Qu’est-ce donc que cette Révolution pétrovienne ?
Cette dernière vise à arracher la vieille et sainte Russie à la torpeur millénaire d’un interminable Moyen Âge pour la projeter dans un Grand Siècle trépidant de modernité.
Pour ce faire, Pierre le Grand a tout chamboulé, tout bouleversé, tout changé : il voulait bâtir un État fort ; il voulait aussi forger un Homme nouveau… (dieu que cette phrase fait XXème siècle…) quoi qu’il en soit, Pierre le Grand est parvenu à ses fins en vingt-cinq ans à peine.
Au prix d’un effort colossal, il a en effet jeté les bases d’un État moderne en réformant l’armée et les institutions de la Russie. Ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas tout car il a aussi libéré les femmes du terem (l’équivalent russe du gynécée), imposé l’habit occidental, l’architecture baroque, la sociabilité et la mode occidentale… et puis il a coupé des barbes et des manches de caftan... il a obligé les nobles à quitter Moscou pour Pétersbourg. Il a même voulu faire des Pétersbourgeois des marins en refusant de construire des ponts dans sa ville…
Bref, empereur visionnaire, énergique et obstiné, Pierre a changé le cours de l’histoire de la Russie. Rien de moins. Et ce n’est pas une exagération : les historiens russes datent aujourd’hui la fin du Moyen Âge à l’accession au pouvoir de Pierre le Grand. On ne pouvait lui rendre plus bel hommage.
Cela dit, cette réussite s’est payée au prix du sang et des larmes : Pierre a perpétué – sinon renforcé – la verticalité du pouvoir. En outre sa politique est à l’origine d’une fracture – jamais réduite depuis – entre les partisans de la modernité occidentale et les tenants d’un génie aussi traditionnel que national, débat dont l’Oblomov de Gontcharov est un parfait exemple.
Ce faisant Pierre a contribué à désorienter la Russie qui hésite, depuis lors, entre plusieurs destins et plusieurs appartenances : est-elle européenne comme le voulait Pierre ? Est-elle au contraire asiatique comme le prêchait Alexandre Blok ? A moins que le génie russe ne réside finalement dans cette double culture.
Votre conférencier :
Laurent Lanfranchi est historien et directeur de Storia Mundi.
Les dates à retenir :
30 mai 1672 : naissance à Moscou du prince Pierre Alexievitch.
1682-1689 : régence de Sophie, demi-sœur de Pierre Ier.
1689 : Sophie est écartée du pouvoir et recluse au couvent de Novodevitchi.
1695 : Pierre Ier déclare la guerre à la Turquie.
1696 : prise d’Azov par Pierre Ier.
1697-1698 : Pierre voyage en Europe, notamment en Hollande et en Angleterre. C'est ce que l'on appelle la « Grande Ambassade ».
1698 : révolte des streltsy.
1700 : la Russie déclare la guerre à la Suède. Défaite russe à Narva.
1701 : ouverture d’une École des Sciences à Moscou.
1704 : impôt sur les barbes pour imposer à l’aristocratie russe le mode de vie occidental.
1709 : Pierre écrase Charles XII de Suède à Poltava. C'est le tournant de la guerre du Nord.
1712 : Saint Pétersbourg, fondée en 1703, devient la capitale de l’Empire russe.
1717 : voyage de Pierre Ier en France.
1718 : procès et mort d’Alexis Petrovitch, fils de Pierre Ier.
1721 : fin de la guerre du Nord avec la paix de Nystadt. Pierre proclame la création de l'Empire russe dans la foulée.
1725 : mort de Pierre le Grand.
A lire pour aller plus loin :
Aleksandr Lavrov , Pierre Gonneau, Ecatherina Rai : La Russie impériale : L'Empire des Tsars, des Russes et des Non-Russes (1689-1917), PUF, 2019.
Robert K. Massie, Pierre le Grand, Fayard, 1985.
Thierry Sarmant, Pierre le Grand, Perrin, 2020.